Pour l'amour
de la langue française

Amour, délice et orgue : une curiosité transgenre

| 13 novembre 2019 | par Jean-Christophe Pellat

On évoque généralement, dans une formule ternaire, alphabétique et mnémotechnique, « amour, délice et orgue » comme modèles des « noms changeant de genre avec le nombre » : masculins au singulier, féminins au pluriel (« Le bon usage », § 471). Mais leurs trois cas sont différents. Le nom « amour » a eu longtemps les deux genres et les grammairiens ont voulu changer le genre suivant le nombre. Quand « amour » a le sens de « passion d’un sexe pour l’autre, passion charnelle » : « L’amour fou » (A. Breton). À côté de ce masculin singulier, on rencontre le féminin pluriel : « le vert paradis des amours enfantines » (C. Baudelaire). Le pluriel ajoute une valeur emphatique, mais on le trouve aussi au masculin dans l’usage : « mes amours passagers » (Stendhal), « deux amours simultanés » (G. de Nerval). « Délice » est aussi masculin au singulier et féminin au pluriel, après avoir connu les deux genres jusqu’au XVIe siècle : « Son nom fait mon délice » (A. de Musset) ; Quelles délices ! (M. Genevoix). La répartition semble davantage suivie, bien qu’on relève des hésitations : « d’effrayants délices » (R. Caillois). La petite musique de l’orgue est plus compliquée avec tous ses tuyaux : « il est masculin au singulier. Il est féminin au pluriel quand il désigne un seul instrument (pluriel emphatique), mais il reste masculin quand il s’agit d’un véritable pluriel » (« Bon usage », § 471 c) : « L’orgue majestueux se taisait » (V. Hugo) ; « Les grandes orgues de Notre-Dame » ; « Il ouvrit la petite porte de la tour par où l'on monte aux orgues » (Erckmann - Chatrian). Ces trois mots font peut-être les délices des amateurs de subtilités. Mais ils témoignent surtout de la survivance d’un état ancien où le genre des noms n’était pas strictement fixé.

Jean-Christophe Pellat
Jean-Christophe Pellat est professeur émérite de linguistique française à l’Université de Strasbourg, où il a enseigné en Licence, Master et dans les préparations au CAPES et aux agrégations de Lettres. Spécialiste de grammaire et orthographe françaises (histoire, description, didactique), il est co-auteur d’un ouvrage universitaire de référence, Grammaire méthodique du français (PUF, dernière éd. 2016) et de diverses grammaires scolaires. Dans ses travaux sur la didactique de la grammaire en FLE et FLM, il s’attache à l’adaptation des notions aux différents publics concernés.